Le mois de ramadan est, dans l’année, l’un de ces moments où les disparus s’invitent à la table qui réunit les (sur)vivants pour rompre ensemble le jeûne mais aussi pour entrer en profonde union avec l’âme de ceux que le sort a détaché du cours de notre existence. Il s’agit généralement d’êtres chers partis pour, dit-on, un monde meilleur. Je ne sais pour quelle raison, ce mois-ci, c’est le souvenir d’un ami qui est venu s’associer à notre iftar en tête-à-tête, mon épouse et moi. Peut-être est-ce l’appel à la prière qui précède le repas et qui, dans nos têtes, se répercute cette année comme un écho renvoyé par le minaret de la grande mosquée de Testour. Pour la première fois, en effet, Abdelhalim Koundi, disparu le 10 juillet dernier, ne partagera pas avec les siens ce moment de grande communion familiale.
Pendant très longtemps, Abdelhalim a été pour moi l’ami de la prime jeunesse avec lequel j’ai partagé des moments d’intenses satisfactions sur la voie de la découverte de la vie dans ses dimensions sociales et intellectuelles. Nous étions fiers comme des coqs de la réussite de notre pays dans ses premiers pas sur la voie de l’émancipation vis-à-vis de la tutelle coloniale et sur le chemin de la construction nationale. Nous étions avides de (re)découverte de notre gloire passée (pensez, nous sommes partis à vélo pour aller visiter le site de la prestigieuse cité punique d’Utique !). De même que pas un des premiers «trente-trois tours» sortis des studios d’Ennagham avec des enregistrements de malouf ou de chansons de l’immortelle Saliha ne pouvait manquer à notre collection. Nos retrouvailles étaient quotidiennes et notre passion pour notre patrimoine sans limites. Jusqu’au jour où, le bac en poche, nous sommes partis, lui pour Bruxelles et pour en revenir quelques années plus tard en tant qu’ingénieur spécialisé dans le traitement des eaux et votre serviteur pour Paris dont il est revenu licencié en sociologie.
Nos chemins ont ainsi divergé mais les liens se sont maintenus, même si distendus, dans le partage toujours vivace de la passion pour notre patrimoine. Devenu professeur et expert international en traitement des eaux, Abdelhalim s’est révélé au grand public par son travail acharné pour… remettre en marche l’horloge du minaret de la Grande mosquée de Testour, cette horloge célèbre pour son cadran à l’envers ! Pourquoi une telle bizarrerie ? Pourquoi et depuis quand l’horloge ne fonctionne plus ? Quels sont les mécanismes à mettre en œuvre pour la relancer ? Par quels moyens techniques et matériels pour y parvenir ? Et voici que l’ingénieur se mue en historien, en architecte, en horloger même !
Comme son nom l’indique, Koundi est d’origine andalouse. Son arrière-grand père, Ali Koundi, réfugié à Testour à la fin du XVIIe siècle, était un grand notable andalou dont la descendance s’est installée à Tunis depuis douze générations. Fidèle à ses origines, Abdelhalim a veillé à remettre en marche l’horloge dont le temps (?) a interrompu la marche trois siècles durant. Il a tenu à en relater toutes les étapes dans un ouvrage (L’horloge de Testour remonte le temps) qu’il a publié en mai 2015. Désormais, l’horloge de la Grande mosquée de Testour ne donne plus seulement le temps qui passe. Elle raconte aussi le souvenir de celui qui l’a réveillée après des siècles de sommeil.